CRITIQUE
- Dans Sociétés, 2004, 3/85, p. 125-126
Cet ouvrage se propose d’étudier de manière compréhensive les milieux sociaux d’artistes. La recherche, qui porte sur le milieu artistique au sens large, repose sur la réalisation d’entretiens auprès des artistes les plus divers.
C’est en se référant à la théorie de la médiation développée par Jean Gagnepain que l’auteur aborde son objet. Sans reprendre l’exposé de cette théorie, qui fait l’objet d’un chapitre, rappelons qu’il s’agit d’une approche anthropologique du social. Le présupposé épistémologique consiste à étudier ce qui fait la spécificité de l’humain, soit la rupture avec la nature, la capacité à formaliser, à construire et reconstruire sans cesse son rapport au monde. C’est selon cette perspective théorique que l’auteur aborde les différentes dimensions des milieux sociaux d’artistes, de la production des propositions artistiques à leur réception. Face à l’échec d’une définition univoque des artistes, qui se traduit souvent dans le domaine de la sociologie de l’art par une mise à l’écart de cette définition, l’auteur renverse cet impensé pour faire de la singularité artistique l’objet même de l’examen sociologique. En effet, cette singularité, c’est-à-dire cette façon de se dérober à toute définition sociale univoque, qui caractérise l’artiste tout particulièrement depuis le XVIIIe siècle avec l’apparition de la figure de l’artiste créateur, apparaît au regard de la théorie de la médiation comme inhérente à la dialectique de la personne. Cette notion rend compte de la capacité de la personne humaine à instituer, à inventer sans cesse de nouvelles manières d’être à soi et au monde et ainsi à se soustraire aux identités qu’on lui assigne. La dérobade des artistes exprimerait en majeur cette dialectique qui caractériserait l’humain d’une manière générale.
L’auteur poursuit ensuite en abordant les différentes dimensions du métier d’artiste. L’activité artistique est saisie comme un échange social; pour maintenir son existence sociale d’artiste, être reconnu comme tel, l’artiste doit assumer un service, assumer une contribution sociale. Après avoir passé en revue les différentes formes que peut prendre cet exercice de l’activité artistique (l’intermittence, l’affiliation à une institution, l’indépendance, etc.), Sophie Le Coq s’intéresse à la manière dont les artistes formalisent eux-mêmes cette organisation sociale. En d’autres termes, l’auteur souligne l’écart entre ces formes sociales et ce que les artistes en font, présentant un répertoire d’attitudes des artistes face aux formes sociales dans lesquelles ils exercent. Ces modalités découpent autrement que les indicateurs sociaux, tels que l’appartenance ou non à une institution artistique, l’organisation sociale de l’activité artistique.
C’est en suivant la même démarche que l’auteur aborde la constitution des univers sociaux d’artiste sous l’angle du classement. Si on distingue habituellement les artistes selon leurs domaines d’activité, eux-mêmes remanient ces frontières en se référant d’une part aux propositions artistiques (en ce qu’elles cristallisent la singularité de chaque artiste), et d’autre part, tout en rejetant l’idée de « recette » dans la conception des œuvres, aux façons de faire pour réaliser ces propositions. Enfin, c’est aussi en se donnant un lieu (de diffusion des œuvres), un moment (art contemporain, d’avant-garde, traditionnel, etc.) et un milieu (reconnaissance d’une parité avec d’autres artistes), c’est-à-dire en définissant leurs coordonnées sociologiques, que les artistes se classent entre eux.
Enfin, Sophie Le Coq aborde la transmission d’art. Si par sa production l’artiste contribue à la vie sociale, c’est le public qui en s’appropriant l’œuvre va répondre à ce don par un contre-don et ainsi fonder l’échange social. Invalidant la dichotomie entre producteurs d’un côté et récepteurs de l’autre, l’auteur invite à saisir l’univers artistique comme co-produit par les artistes d’une part, et par les publics d’autre part (sous ce terme l’auteur désigne tant les collaborateurs de la proposition artistique, les médiateurs tels que les critiques, que le public proprement dit, les récepteurs d’art). Les publics s’approprient chacun à leur manière cette œuvre qui une fois produite mène sa vie propre, s’offre aux interprétations multiples. Cette analyse clôt ainsi l’ouvrage, en faisant apparaître dans cette dernière dimension qu’est la transmission d’art la constitution d’univers sociaux autour de la production d’œuvres artistiques.
Anne Petiau