CRITIQUES
- Dans Philosophie Magazine, mars 23
« Qu’est-ce qu’une personne ? Pour les philosophes, le concept semble être tombé en désuétude. Depuis le « personnalisme » d’Emmanuel Mounier, ce terme a paru essentialiser excessivement les individus. En s’appuyant sur les analyses du linguiste Jean Gagnepain, Jean-Claude Quentel réussit l’exploit de le dépoussiérer. Selon sa définition, la personne est avant tout un processus. Il propose donc de distinguer entre la raison et la personne, tout comme Saussure distingue la langue et la parole, comme les deux faces d’une même pièce : l’une abstraite, générale et théorique, l’autre incarnée, individualisée et inscrite dans des actes. Dans ce cadre, la personne n’a alors rien d’un principe intangible à la source de toute dignité (comme chez Kant, par exemple) ; elle révèle un effort simultané pour s’affirmer à la première personne et pour fabriquer de l’intersubjectivité. Pour tester ce concept, Quentel le met à l’épreuve de l’adolescence. En effet, si l’on sort du silence vers l’âge de 2 ans pour devenir un être de langage, on pourrait isoler dans l’adolescence un moment tout aussi charnière, au cours duquel l’individu découvre et met en œuvre sa capacité à être un « opérateur » actif du social. Dans un curieux mélange de sociologie de terrain et de théorie générale de l’homme, l’enquête réussit son pari : elle renouvelle la notion trop banale de « subjectivité » en mettant en valeur le travail, si profondément humain, d’appropriation perpétuelle de soi. »
Maxime ROVERE
- Dans le journal L'humanité, le 11 mai 2023
« Quentel défend la thèse que l’adolescence est précisément cette période où le sujet fait l’expérience de devenir une personne en tant que telle. L’enfant, lui, n’est pas en mesure, selon l’auteur ; de "s’approprier", tant qu’il demeure enfant. […]
Il y a la naissance biologique, de laquelle sont issus le bébé et le jeune enfant, et il y a l’ "origination", autrement dit ce moment où l’adolescent se crée en tant que personne, où il advient à soi. […]
Être un homme, c’est devenir une Personne dont la "socialité" est consubstantielle. Et l’adolescent fait l’expérience déterminante de cette rupture constitutive de la création de soi. »
Cynthia FLEURY
- Dans la Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 2023, 2, n° 81, p. 211-217
« C’est, en effet, à l’adolescence, conçue comme ne se résumant pas à l’effet de la puberté, que celui qui n’est plus un enfant accède à la Personne, soit « à un principe dont la caractéristique première est l’absence. Elle se comprend à la fois comme ce qui fonde le registre de ce que l’on appelle communément la subjectivité et comme ce qui permet d’entrer dans les relations sociales pleines et entières, autrement dit, de nouer du lien social » (p. 49).
La Personne naît de ce que l’adolescent n’est plus un enfant, qu’il l’a symboliquement tué, mais conservé, et pour la vie. Formule un peu déroutante que tout le déroulement du livre va nous expliquer.
[…] avec la puberté, celui qui n’est plus un enfant accède à la capacité nouvelle de Personne, qui va consister à s’obtenir lui-même et ainsi entrer dans un nouveau rapport à son monde, caractérisé par une épreuve majeure d’étrangeté. Une sorte d’indéfinition identitaire, qui pourrait se traduire dans la formule : « Je ne suis plus l’“enfant” de mes parents, alors qui suis-je ? » Une épreuve de contingence qui fait l’adolescent s’éprouver sur le mode d’une altération de soi et des autres, qui modifie la totalité de son rapport au monde. Une frontière « abstraite » s’installe entre soi et ses proches qui apparaissent eux aussi sous l’angle d’une altérité non moins puissante que celle qui est éprouvée en soi-même. Tout ce qui faisait jusque-là repères et références va subir le feu d’une critique attisée par la prise de conscience de la relativité des lois et des usages.
[…] Ce qui se passe dans l’ordre logique et qui est opérant dès l’enfance, se traduit, au moment adolescent, par une abstraction nouvelle, réalisée dans cette capacité émergente de se détacher « existentiellement» de l’ici, du maintenant et de la situation sociale particulière dans laquelle « je » suis pris. Cela « me » confère une possibilité de me vivre, de me prendre en vue, « moi », les autres, les situations, comme du dehors et de me déplacer en esprit dans le temps et dans l’espace, et la stratification sociale, à la source desquels se tient la Personne, subvertissant les frontières naturelles du corps, de l’espace, du temps et des groupes sociaux. Ainsi la Personne n’est pas réductible à l’individu concret, elle préexiste à sa naisance comme en témoigne l’attente d’un enfant, sa place déjà faite, son prénom rêvé, comme aussi il en ira après la mort avec les phénomènes et rites funéraires, la souffrance du deuil, comme aussi la place des absents est respectée dans une famille, dans les groupes lorsqu’un des membres s’absente, etc. Cette capacité paradoxale de détachement, de retrait ou d’abstraction nous permet, depuis une position de complet «dehors» en rapport au «hic», au «nunc» et au «sic» de les réinvestir, à notre manière, dans un partage avec les autres où les singularités de chacun s’essaient à co-exister, à converger, à faire consensus sans y atteindre jamais complètement. Ainsi, comme le formule J.-C. Quentel, avec la Personne, principe de divergence, l’être humain porte en lui le principe de toute socialité.
[…] La puberté comme nature le dote de la sexualité génitale et de la capacité reproductive, ces deux dimensions sont culturellement transformées, acculturées, dans notre espèce et selon le principe général de la Personne dont on sait qu’il aura une multitude de mises en forme particulières. Ainsi l’adolescent va devoir assumer, par-delà tous les déterminismes de l’enfance, son « sexe de culture», se positionner, se classer comme homme ou comme femme ; là encore les diverses cultures seront plus ou moins tolérantes aux atermoiements et formes intermédiaires – on pense à la fluidité de genre –, il n’empêche, le positionnement personnel à cet égard dénote chez l’adolescent l’assomption d’une « castration », faisant tomber « le leurre de la promesse œdipienne », selon Serge Lesourd, et le fait rencontrer l’altérité, sous la forme du « féminin » pour les deux sexes, attestant qu’il n’y a pas de « rapport sexuel » (de complémentarité des sexes, de complétude), selon les propositions lacaniennes.
[…] Ainsi se démontre, comme le précise l’auteur, que l’homme est un être social, par toutes ses fibres, non pas à l’issue d’un « procès de socialisation, mais en tant qu’il porte en lui la capacité de faire société. La socialisation fait de lui cet être-là, ce citoyen-là, à telle époque, dans tel espace et dans tel milieu ; elle ne fonde pas en lui la capacité de se doter d’une identité et d’une responsabilité » (p. 232).
La modernité a historiquement, avec la révolution des droits de l’homme, accentué le pôle de l’instance, sous l’aspect de l’individualisation toujours plus attendue des positions des acteurs sociaux, jusqu’à concevoir le mythe d’origine des sociétés sous la forme contractuelle, où l’individu, par peur ou par choix souverain, choisirait de s’unir aux autres pour former l’ensemble social. J.-C. Quentel nous démontre que c’est là une vue infléchie par le cours de l’histoire telle qu’elle s’est déroulée dans nos contrées qui ne prend pas en compte l’émergence commune de la Personne et du Social, entendus comme socialité et capacité d’histoire en l’homme, ce que chaque adolescent vit à son tour, comme le premier homme qu’il est, selon la formule de Jean Gagnepain !
C’est un ouvrage, j’espère l’avoir suggéré, de grande portée et dont l’ampleur de vue est impressionnante. Il ne se lit pas comme ça, en passant, il mérite d’être étudié, médité. Mais il a l’immense avantage, dans une collection de prestige et dans un format de 245 pages de mettre à la disposition du public un cadre de pensée extrêmement rigoureux et exigeant, insuffisamment diffusé jusque-là. »
Alain DUBOIS
- Dans Cliopsy, 2023, 2, n° 30, p. 157-161
Après avoir consacré des ouvrages à l’enfance et au parent, Jean-Claude Quentel renouvelle la réflexion sur l’adolescence dans La Personne au principe du social. Les leçons de l’adolescence. Il est possible de prolonger cette lecture par celle de Naître au social. Les enjeux de l’adolescence, paru en 2022. Comme dans les précédents ouvrages, nous sommes conviés à une reconsidération profonde des habitudes de pensée concernant la jeunesse et l’éducation, à la fois sur les plans théorique et pratique, et cette remise en mouvement intervient à son heure. […]
Le renouvellement épistémologique qu’il propose veut dépasser les emprunts parcellaires pour se centrer sur la formation de l’individu humain, qui devient ici la personne, terme préféré à « individu », « sujet » ou bien « acteur », articulée à celle du lien social.
Pour cela J.-C. Quentel se situe dans la théorie de la médiation, due à Jean Gagnepain. […] On ne trouvera pas dans le livre le détail de cette théorie, mais une application qui croise les approches psychanalytiques et anthropologiques.
[…] L’ouvrage évoque le précédent travail effectué par J.-C. Quentel sur l’enfance, qui montre que la personne est la grande conquête de l’adolescence, car l’enfant n’y accède pas ; immergé dans l’ici et maintenant, il ne se situe pas encore dans un processus historique ou une société qui dépassent son échelle. Il en ressort une conception inédite du développement qui accorde beaucoup d’intelligence et de créativité à l’enfant, davantage que ne le fait la psychologie génétique par exemple, mais qui, plutôt qu’un développement par stades successifs, envisage une rupture relative à la situation de l’enfant dans le monde. Plongé dans un environnement, une culture et une famille donnés, l’enfant s’en imprègne, apprend, peut se révéler tout à fait compétent dans une multitude de domaines qu’il convient de ne pas sous-estimer, comme le disait déjà Freud. Mais c’est à l’adolescence que l’individu va pouvoir s’approprier la culture dans tous les sens du terme, capter les apports qui viennent d’autrui et de l’histoire dans une démarche singulière qui forge sa personnalité. […] une des « leçons de l’adolescence » dégagée par l’ouvrage à propos de cette transition est l’importance de l’absence. Le changement de l’adolescent fait qu’il est absent à lui-même et que cette enfance, qui ne le quittera pas, est quand même à distance et comme perdue pour l’autre soi-même qui surgit. Il s’absente aussi d’autrui, dans la mesure où il échappe à une relation subie, pour s’ouvrir à d’autres types d’échange. […]
Ce recul, cette prise de distance sont aux antipodes de la réduction de l’individu à son « moi », à une supposée identité, voire même à un désir propre, puisque la personne étend sa conscience à un monde qui la dé- passe ; sa singularité n’a pas à l’intégrer dans une société en se « socialisant » selon un mot dont l’auteur questionne la pertinence. Au contraire, cette singularité s’ajoute à la société et la fonde, là où l’enfant s’en est seulement imprégné. […]
Ces analyses invitent bien sûr à prendre du recul par rapport aux problèmes présents et à imaginer la réorientation de certains efforts. N’est-il pas un peu absurde de vouloir « socialiser » les enfants, comme de vouloir les instruire à trois ans, d’ailleurs ? Ils se socialisent de toute façon et apprennent. En revanche il faudrait considérer davantage la différence entre enfance et adolescence qui implique par exemple un mode de scolarisation différent pour les enfants et les adolescents, au rebours d’une tendance de longue date à « primariser » les études. Les adolescents apprennent différemment et l’enseignement est un service distinct de l’éducation des enfants. La reconnaissance de la puissance d’agir de l’individu pourrait réévaluer un but de l’éducation perdu de vue malgré les efforts de certains mouvements pédagogiques, c’est-à-dire enrichir la responsabilité des adolescents au lieu de les infantiliser par une prolongation de la scolarité aux finalités indécises – qui les culpabilise d’ailleurs –, « responsables » qu’ils sont de leur orientation dans le marché des études. Enfin, l’une de ces leçons de l’adolescence pourrait être d’en finir avec l’exaltation de l’autonomie et de l’épanouissement individuels, au profit de la reconnaissance de la valeur de services, qui, méprisés, n’en révèlent pas moins un pouvoir.
Dominique OTTAVI